Camille Claudel

Camille Claudel
Les causeuses, détail.

LE ROI DE PAILLE




« Dépose ici et maintenant la tombe que tu portes
et donne à ta vie une autre chance
de restaurer le récit… »1












I


Parfois
je cherche
dans mes souvenirs
je trouve
rien
à part
savoir éplucher une orange proprement sans l'abîmer
c'est tout
ce que j'ai appris de constructif
avec lui
mais
peut-être
ça va venir
une phrase après l'autre
peut-être
d'un mot à l'autre
on sait jamais où on va
ni même comment.
Une reine-mère
on ne peut pas ne pas l'aimer
quand même un peu toujours
c'est ça
le dosage parfait
mais
un roi de paille
on ne peut ni l'aimer ni le détester
on n'en manque pas et on n'en attend rien
le plus souvent on y pense jamais.
Les mots vont nécessairement venir
même le néant a pu se nommer.


II


Le roi de Paille ressemblait à Clark Gable
dans sa jeunesse.
j'ai vu des photos
lui et la reine
comment elle était belle la reine
sur l'une d'elle
on dirait deux stars
se promenant incognito
surpris par un paparazzi
à nourrir les pigeons
Place du Tertre.
Le roi plaisait aux femmes
obligé
au début
quand on ne sait pas
la suite
peut que séduire ce genre d'homme
intelligent
attentionné
patient
plein d'humour
ouvert à la discussion
au fond
ce qui gâche tout ce qui plaît
en eux
longtemps j'ai cru à de la lâcheté
c'est pire
sont des hommes sans attache
intérieurement
à part leur mère
sinon le monde n'existe pas
y a pas d'autre
du tout
ni dans le miroir
ni ailleurs
mais le plus terrifiant
ça leur suffit.
Le Roi
a quitté l'Algérie
comme une évidence
quand la mère est pays et patrie
unique appartenance au monde
dès qu'elle meurt
le soleil s'éteint
ne laissant qu'une planète silencieuse
vide froide et obscure
alors on monte dans le bateau
étranger quittant un port
vers une terre sans souvenir
Apatride
qui épousera une Amatride
qui rallumera le soleil.


III


oui
par bateaux
on accueillait les Algériens
en France dès 1905
à Marseille
on les reçoit à bras ouverts
dans les raffineries et les huileries
sur les quais
charger décharger les bateaux
dans les mines et les usines du Nord
jusqu'aux industries de Clermont-Ferrand
ils ont été particulièrement espérés
également en région parisienne
la caverne d'Ali Baba
du travail en veux-tu en voilà
dans le bâtiment public
les industries chimiques
les raffineries de sucre
les chemins de fer
les omnibus
le métro
on leur a offert l'hospitalité
sur les champs de bataille
pendant les deux guerres mondiales
en première ligne
après
faut reconstruire
mines
sidérurgies
infra-structures
industries automobiles
partout
les emplois les plus pénibles
dangereux
et sous payés
leur étaient réservés
pour dire
comme on a su les apprécier
les Maghrébins
quand on avait besoin d'eux
par bateaux.


IV


Née en France
ne parlant pas un mot d'arabe
jamais retournée en Algérie
depuis mes six mois
pourtant
le pays du roi
occupe une place essentielle
dans mon imaginaire
agissant
comme une identification
réparatrice.
L'Indépendance de l'Algérie
était une occasion de se sentir fière
d'être la fille du roi de paille
fière de ce peuple
qui s'est libéré
les armes à la main
de la colonisation française.
Une sorte de transfert
la guerre d'Algérie m'a tenu lieu de père
jusqu'à ce que je le débusque
caché derrière elle
chacun dans sa jouissance
mais la laissant encaisser seule.
Après tout l'Algérie
ne passait pas uniquement par le roi.
j'ai mon propre vécu
mes cinq premiers mois
trois ans avant l'Indépendance
dans cette région
d'où partit la révolution
contre l'occupation
je vivais
dans l'une des plus belles Oasis du pays
réputée
dans le monde entier
pour ses dattes
du miel à la chair fondante
surnommée
la Porte du Désert
le plus grand et le plus beau
du monde.
J'ai cette fierté là inscrite en moi
d'avant les mots
ce savoir là
d'avoir été touchée
nourrie
portée
caressée
parlée
avec plaisir
par mes tantes et mes cousines
cinq mois
ça sauve de la psychose.
Il a fallu revenir en France
à cause du typhus
qui déjà avait tué la mère du roi
âgé de quinze ans
cinquante ans plus tard
le revivait comme si ça venait d'arriver
en me répondant.
Le roi a adoré sa mère
divorcée
revenue vivre sous le toit paternel
un juge.
Il parle affectueusement de ce père
bon vivant
tué par une noix de coco
tombée de l'arbre
il avait six ans.
A la mort de sa mère
son certificat d'études en poche
abandonne sa scolarité
ne voulait plus dépendre du grand-père.
Quand la police française
est entrée dans sa boulangerie
poser des questions
mine de rien
sur les uns et les autres
il a fermé boutique
plié bagages en France
voulait pas dénoncer
mais n'était pas
non plus
un combattant.
A part pour m'emmener
et me rechercher
sinon
lui non plus
n'est jamais retourné en Algérie.
La reine
a séjourné plusieurs vacances
avec Préféré
et la princesse déchue
ravagée par les voix
anéantie par les neuroleptiques.
Même Ramasse-miettes
s'est invité
avec trois amis
dans ma famille paternelle.


V


Les six premières années
de mon existence
nourrissent cet imaginaire.
Nous vivions à la Goutte d'Or
seul quartier
louant aux couples mixtes
à l'époque
les couples mixtes rasaient les murs
comme maintenant
sauf qu'à l'époque
quand un inspecteur frappait chez un couple mixte
ce n'était pas pour vérifier
le nombre de brosses à dents
les vêtements dans les placards
le linge sale dans la machine à laver
mais pour chercher
des tracts
des armes
emmener au commissariat
poser quelques questions
en toute impunité.
Beaucoup des glorieux amis du roi
anciens combattants du FLN
ont été emprisonnés et torturés
pendant la guerre
des héros
qui ramassaient les poubelles
ou tournaient en trois-huit sur les chaînes
de Panhard Citroën Peugeot
Les trois-huit
ça vous tue un père
l'efface du quotidien
juste
par hasard
vous le croisez
qui part au travail
cependant quand il est là
il dort
si bien que le roi dormait sous le même toit
que nous
plutôt qu'il n'y vivait
finalement
le père des trois-huit
même quand père il y a
est un père en difficulté
forcément absent
constamment en décalage
férocement exploité
fatigué et vidé
pour engraisser l'avidité
des 1%
plus d'un milliard d'hommes de femmes d'enfants
de tous âges
affamés et sans toit
à cause de cette poignée de criminels
devraient être jugés
et condamnés
sans aucune circonstance
atténuante
au lieu de quoi
les corrompus leur déroulent le tapis
pillant les peuples
pour les couvrir de cadeaux
éponger leurs crises
rembourser leurs dettes.
La Goutte d'or
était aussi le temps des femmes
aux corps débordants
dans des logements exigus et sombres
au sol couvert de tapis colorés
aux repas mangés dans le même plat
sauf la reine
qui avait son assiette.
Le temps des mères au toucher évident
laissant leurs enfants exister
hors de leurs yeux.
Le temps des mariages et des fêtes
des musiques envoûtantes
aux danses fascinantes
où nous jouions à cache-cache
avec les autres enfants
dans la foule des invités.
Ces mariages
de jeunes filles
avec des hommes
souvent plus âgés
qu'elles ne connaissaient pas.
Au temps de la Goutte d'Or
la reine sévissait
mais
il y avait encore
le monde extérieur
c'était
avant le silence
le face à face exclusif
aux mots piégés.


VI


Les reines-mères
rencontrent des hommes
pendant qu'on joue au bac à sable
sans que pas une seule fois
les rideaux bougent
derrière les fenêtres
pour nous
c'est l'étreinte qui se relâche
du regard imprévisible
qui blesse
partout où il se pose.
La reine a quitté la maison
plusieurs fois
quelques heures mais avec les valises
ma sœur
et toujours moi
de gré ou de force
qui m'accrochais à la reine
la peur au ventre d'être oubliée
un souvenir remonte
suis derrière la porte de la cuisine
immobile
ma sœur est debout
mon père assis sur une chaise
toi aussi tu vas quitter papa ?
tend les bras vers elle
je recule à pas de loup
dans le couloir
je ne veux pas qu'il me le demande
même s'il ne l'a jamais fait
l'enjeu
c'était ma sœur
sur l'autel
aucun dieu n'est intervenu.
Me l'aurait pas demandé
il avait capturé dans ses filets le gros poisson
assuré de l'emporter
la reine devra se contenter du menu fretin.
Faut pas croire
un roi de paille
c'est malin comme un singe.


VII


Par contre
les rois de paille
ne rencontrent personne
même en cachette
la question ne se pose jamais
préfèrent travailler dur
ramener le salaire
intégralement
se contentant de quoi acheter
des cigarettes et le journal
ça leur convient
veulent rien assumer
savent que jouir
depuis la naissance
godes en chair et en os
ces pénis de substitution
éjaculent
c'est tout ce qu'ils savent d'eux
combler maman
désarticulée
sur un continent noir
sans âme qui vive
un trou sans fond
au milieu du néant
entre ses cuisses.
Ce n'est pas le pénis qui fait l'homme
mais ce qui le remplit
sinon
les rois de paille n'épouseraient pas des reines-mères
mais des femmes
inversement
les reines choisiraient des hommes
puisque
«la femme déduit son corps de ce que l'homme assume du sien2»
on comprend mieux
pourquoi ces deux là
se sont si bien reconnus
au milieu de tant d'autres
possibles
en réalité les dés sont pipés
avant même qu'on se rencontre
ce sont des histoires familiales qui se reconnaissent
des traumas qui s'attirent
des tragédies qui s'élaborent
quoi qu'on fasse
on ne cesse jamais de réparer son histoire
ou de la répéter.

VIII


La reine surnommait le roi
l'imbécile heureux
quand elle était d'humeur joyeuse
sauf que
jouait à l'imbécile
le roi
nous a tous roulés
ou
peut-être
n'a berné que ma sœur
et moi
finalement
ses filles en quête de père
prêtes à croire
aux histoires qu'elles se racontent
d'un père trop lâche pour intervenir
mais
en désaccord avec ce qui se passe
depuis le début
profitait
de ce que la reine mettait en place
le pire
se donnant le beau rôle
ce traître sans pitié
a abandonné la reine
vieille et malade
pour aller vivre sous le toit de Préféré
lui qui
toute sa vie
a rampé devant la reine
piétinant ses propres filles
pour être le premier et le seul
s'en venge
quand elle n'a plus la force de riposter
se permet de la quitter
lui
je suis sidérée
j'enrage
je voudrais le tuer de mes mains
déposer sa tête
sur la tombe de la Reine
triomphante.
Préfère coucher près de son fils
ce fils follement jouissif
pour lequel elle se serait tuée
c'est comme ça
chez les crotales
rien n'a de sens
épouse mari enfants mère père frères sœurs
des mots vides
qui font écho à rien
ne relient à personne


IX


Il est très vieux
à présent
lui qui
pas une seule fois de toute ma vie
ne s'est soucié
de ce que je vivais.
La reine n'était pas encore enterrée
qu'il a cru pouvoir
à sa place
distribuer les cartes
lui
un roi de paille
oubliant
qu'il n'avait jamais été qu'un prêté-nom
s'est pris à vouloir jouer au patriarche
entouré de ses enfants réconciliés
mais
Cosette est sortie du placard
c'est affreux
il va mourir heureux entouré de son fils
et son petit fils
pas celui de Cosette
caché
spécialité de la lignée maternelle
cacher l'existence d'enfants
soit dit en passant
je l'ai appris
il avait déjà trois ans
par ma sœur
quand je la regarde
c'est comme d'assister à un viol
qui ne cesserait jamais
sans rien pouvoir
le plus destructeur de tous les viols
commence dès la naissance
on jouit
en s'introduisant
jusque là où personne ne peut aller
sans que l'un des deux
disparaisse
ou devienne fou
le viol
de son dedans.
C'est affreux
il va mourir en paix
avec sa conscience
ce crotale
qui n'a jamais levé le petit doigt
pour ses filles
jamais rien vu
pas vu pas pris
comme qui dirait
lui que Princesse
défendait becs et ongles
depuis toute petite
adorait le roi
qui le lui rendait
ça se comprend
j'ai toujours préféré la reine-mère
ouvertement
tout le monde le savait
moi c'était la reine-mère
non
personne ne s'y est opposé.
non
je ne sais pas comment il a pu le vivre
et le ressentir
sans doute ça doit faire mal
je veux dire
ne pas être préféré
ça fait quand même toujours un peu mal
malgré tout.
Tout compte fait
peut-être
à sa façon
la reine nous a aimées
même moi
quand elle était de bonne humeur
ma mère ressemblait
à une petite fille
saccagée
se faisant plaisir avec les siennes
quatre enfants du même âge
pareillement
ravagées.
Cette petite fille
en manque
de tout
inachevée
c'est déchirant
autant de brisure
traversant le rire infantile
de ma mère
jouant aux ptits chevaux
avec nous
Cette petite fille
je dis pas
qu'on pourrait
mais
je le pense.
Lui
par contre
rien de rien
j'ai vécu avec lui
alors je lui dois rien...
Oui
ce petit garçon
est autant à plaindre
que la petite fille
mais comme je ne l'ai jamais vu
jamais rien partagé avec lui
entre-temps devenu un crotale
de la pire espèce
celle des jouisseurs lâches
qui se cachent
derrière leurs épouses
la preuve
on s'en aperçoit
seulement
quand les reines meurent
on se prend à les regretter
amèrement
se surprendrait même
à les pleurer
à chaudes larmes.
On peut dire le pire des reines-mères
ce sera vrai
mais
on ne pourra jamais les comprendre
si on fait l'impasse
de la folie haineuse du patriarcat
broyant vivant
toute possibilité du sujet
pendant des millénaires
engendrant des généalogies de femmes
rendues folles
de privations et d'interdictions
violations et sévices
détresses et silence
pendant des millénaires
absolument tout
ce qui est une évidence
pour les femmes d'aujourd'hui
leur était interdit par la loi
et la religion
ou soumis à l'autorisation du mari
faut pas l'oublier
sans nos ancêtres féministes
rien n'aurait changé
les hommes
dans leur grande majorité
ça les arrange pas
du tout
on les comprend
jusqu'à un certain point
les femmes non plus ne passent pas l'aspirateur
par goût
par contre ce qui pose problème
c'est que ça ne leur pose aucun problème
vivre avec une personne
en la laissant assumer seule
tout ce qui déplaît
dans l'organisation du quotidien
chez ceux qui ont l'argent
se règle
en employant une autre femme
dans le besoin
non
ça gêne personne
à part nous
les filles de prolétaires
obligé
on discute avec l'une d'elle
on imagine nos mères
en train de nettoyer leurs chiottes
pendant qu'elle parle
d'égalité entre les hommes et les femmes.
Toujours est-il
les hommes sont terrifiés
se sentent persécutés
partout des femmes
même là où y en a jamais eu
au lieu de les attendre au foyer
la maison étincelante
le dîner prêt
les enfants couchés
d'ailleurs
certains ont même annoncé la fin du monde
si les vrais hommes ne les chassaient pas
illico
des universités
à coups de mitraillettes
quatorze d'un coup
à l'université de Polytechnique de Montréal
en 1989
à l'aube de leurs vies
tuées en plein vol
par un lâche armé.
Dans ce système
tous les hommes sont gagnants
même l'esclave
a sa propre esclave
sa compagne.
Il va mourir heureux
en paix avec lui-même
sans une égratignure
normal
dans le pays du roi
préférer les fils
les avantager
les privilégier
au détriment des filles
c'est la norme
aussi bien chez les pères que chez les mères
les filles
ne peuvent rivaliser avec aucun fils
dans le pays du roi
les fils sont follement jouissifs
et nous
ses filles
jusqu'à la mort
cette enfance impensable
à devoir faire avec
de gré ou de force
clopin-clopant.


X


Certains héritages
faut les refuser en bloc
faut en finir
mais
parfois
on laisse quelqu'un
la-bas
un plus vulnérable
et souffrant
qui mordra la main tendue
au moindre mot
qui déplaira
s'en ira
c'est comme ça
la-bas
dès que vous parlez pour dire
on dégaine
sans sommation
rien ne peut les attendrir
ni personne
reste que les yeux pour pleurer
paraît
qu'après la mort
les ongles et les cheveux
poussent encore
les yeux continuent de pleurer
et l'âme d'errer
tant qu'on n'a pas pardonné
au cas où
j'attends la prochaine pleine lune
j'irai déterrer la reine-mère
en larmes
faut que je le voie
pour le croire
si c'est vrai
alors jusqu'au bout
ils auront eu la chance
d'avoir des enfants comme nous.











Oedipe :
«...mais tel était le bon plaisir des dieux, qui en voulaient à ma race sans doute depuis bien longtemps ; car, en moi même, tu ne saurais trouver nulle faute infamante qui dût me mériter de devenir l'auteur de celles que j'ai pu commettre à l'égard de moi et des miens.3»











1 Mahmoud Darwich, Dépose ici et maintenant
2 François Perrier, La chaussée d'Antin, éditions Albin Michel.
3 Sophocle, Oedipe à Colonne, éditions Belles Lettres.

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